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Marion Muller-Colard : un grand entretien dans Dimanche en prélude à son intervention au forum RivEspérance

Marion Muller-Colard : “La spiritualité ne dit rien de l’ancrage de quelqu’un !”

 

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Marion Muller-Colard : “La spiritualité ne dit rien de l’ancrage de quelqu’un !”
Par Nancy Goethals
Publié le  – Modifié le 
 9 min

Invitée du prochain Forum RivEspérance, Marion Muller-Colard est pétrie d’une spiritualité qui s’ancre dans un héritage collectif en même temps que dans un itinéraire personnel. Cette théologienne protestante française plaide pour que nos différentes singularités puissent se rencontrer – autour de la paix, par exemple. Mais sans abolir les différences…

Le samedi 3 février, Marion Muller-Colard fera résonner sa vision féminine de la spiritualité avec celle de Malika Hamidi, musulmane et docteure en sociologie. Leur intervention se situe dans le cadre du forum citoyen et pluraliste RivEspérance. Celui-ci a été mis en place en 2012 par un petit groupe de chrétiens et se déroule environ tous les deux ans. Ces 2 et 3 février, c’est au Palais des Congrès de Liège qu’il abordera, sous toutes ses coutures, la question: “Quelles spiritualités pour demain? Sens et engagement”.

S’il est indéniable que Marion Muller-Colard imprègne toute sa vie de spiritualité, elle tient pourtant, dès l’entame de notre rencontre, à faire une petite mise au point sur le terme-même. “Je suis assez prudente avec le maniement du mot ‘spiritualité’”, nous explique-t-elle. “Il semble implicite que ce terme est clair pour tout le monde et pour ma part, je crois qu’il recouvre des sens bien différents en fonction des personnes et des contextes dans lesquels il est utilisé. Je crains donc souvent, quand ce terme est annoncé comme thème, que ce soit un vivier à malentendus. Il y a une prétention à l’universalisme derrière la spiritualité. Je perçois bien cette promesse d’universalisme mais elle fait toujours courir le risque de réduire la singularité de chacun.”

Utiliseriez-vous un autre mot?

Non, je l’utilise aussi, faute de mieux parfois! Mais si je suis invitée à parler dessus, je suis obligée de dire ma part de réserve et d’interrogations. Comme cela ne dérange pas les organisateurs de ce forum, je trouve intéressant de venir questionner l’usage de ce terme.

Le forum veut en effet que chacun intervienne avec sa singularité et ses questionnements – voilà pourquoi RivEspérance vous a invitée! Estimez-vous que la spiritualité a pu servir de moteur ou de tremplin à vos engagements au cœur de la société?

J’ai connu divers engagements dans la société civile en France, mais qui ont cessé récemment: j’ai été membre de la Commission Sauvé (enquêtant sur les abus sexuels dans l’Eglise catholique) qui a rendu ses travaux en octobre 2021 et j’ai été membre du comité national d’éthique français jusqu’au mois d’août dernier. Maintenant je suis éditrice, ce que je considère à la fois comme un métier et comme un engagement. Dans ces trois engagements très différents et complémentaires, ce qui est resté central et source d’inspiration, c’est mon rapport à la Bible. En fait, quels que soient les lieux où j’interviens, ce que je considère être ma vie spirituelle va être un rappel constant aux questions de l’intégrité et du courage. Ces deux questions me travaillent de par mon histoire protestante à travers des figures qui m’inspirent, des figures de l’Histoire ou des Ecritures. Pour moi, ce qui est difficile avec la spiritualité, c’est que cela ne dit rien de l’ancrage de quelqu’un. Dans mon parcours, il n’y a pas de spiritualité sans ancrage. Un ancrage collectif: j’appartiens à une histoire qui est plus grande que la mienne, celle du protestantisme français. Et un ancrage plus personnel: qu’est-ce que j’ai fait de cet héritage? Il me semble que le mot spiritualité n’est pas assez lesté d’une histoire. Cela entretient l’idée d’un auto engendrement hors-sol, pour ainsi dire. Or, je crois que nous sommes des êtres d’histoire!

Quelles sont les figures protestantes qui vous inspirent?

Une figure en particulier m’accompagne beaucoup depuis quelques années, mais je l’ai découverte récemment car elle n’est pas très connue. C’est Adélaïde Hautval. Pendant la Seconde Guerre mondiale, cette jeune psychiatre a été arrêtée suite à une sombre histoire administrative en passant en zone libre. Quand le problème a été réglé et qu’elle a pu être libérée, elle a refusé. Elle a conditionné sa libération à celle de toutes les autres détenues car elle a découvert les gens qui portaient l’étoile jaune – elle ne savait pas ce que c’était! Elle s’est volontairement fait déporter à Auschwitz où elle a voulu partager le sort des déportés. Dans le camp, elle a été enrôlée dans l’équipe des médecins qui pratiquait toutes les expérimentations abominables [sur les prisonniers, Ndlr]. Elle a refusé. Un journaliste lui a demandé si elle n’avait pas eu peur quand elle a refusé de collaborer. En effet, un des médecins, bras droit du fameux docteur Mengele, lui avait dit: “Vous n’avez pas compris que ce ne sont pas des êtres humains? Ce n’est pas grave, les juifs ne sont pas des êtres humains. On peut faire ce qu’on veut avec eux.” Elle avait répondu: “Il y a des gens ici qui ne sont pas des êtres humains mais ce ne sont pas les Juifs.” Le journaliste lui a fait remarquer qu’elle aurait pu être fusillée pour avoir dit cela. “Je sais, répondit-elle, mais en tant que psychiatre je sais aussi que, face à la folie, le plus efficace est de regarder les gens droit dans les yeux et de leur dire la vérité.” Ce que je trouve intéressant, c’est cette leçon clinique. Ce n’est pas seulement: “Je n’en démordrai pas et tant pis si je me fais fusiller.” Il y avait cette part de risque, c’est le courage. Mais il y a aussi une part de formation à une discipline qui l’informait sur une attitude appropriée à avoir face à quelqu’un qui tient des propos relevant de la folie. Cet alliage d’intégrité purement psychique – on peut même peut-être dire spirituelle – et de réflexion de stratégie pour penser les choses correctement est pour moi une source d’équilibre et d’inspiration.

C’est tout un chemin de pouvoir avoir une réaction adéquate!

Ce chemin est aussi le fruit d’une formation. Cette femme me donne à penser cet équilibre entre le culot, la spontanéité et un certain ancrage.

Voulez-vous donner une couleur à votre spiritualité?

Non, plutôt une temporalité. Elle déborde largement de ma seule vie à moi. Elle remonte à fort longtemps. Du plus loin que je puisse la sourcer, c’est le jour où quelqu’un s’est dit qu’il fallait raconter l’histoire de ce rabbin qui avait été crucifié et qui, disait-on, était même ressuscité d’entre les morts. Si je tire le fil de ce que j’appelle “spiritualité”, cela remonte à cet endroit-là. Non pas à l’endroit où il est ressuscité, qui est insaisissable, mais à l’endroit de l’Histoire où des hommes décident de le croire et de le raconter.

Vous sentez-vous donc reliée à une masse de gens à travers l’espace-temps?

Bien sûr, à ces gens-là justement! Les premiers conteurs d’une histoire incroyable. Celle-ci est le fil rouge de la tradition religieuse qui est la mienne. C’est pour cela que je suis attentive à la façon dont le mot “spiritualité” se substitue à celui de “religion”, car ce dernier comprend dans son étymologie quelque chose de cette “reliance”. Et ce, même s’il est malheureusement chargé de la façon souvent tragique dont il s’est manifesté de par l’histoire et de par le monde. Je ne suis pas sûre qu’en changeant de mot, on se débarrassera des pathologies et des risques contenus dans le mot religion. Je comprends le besoin de renouveler le vocabulaire parce que le mot religion est saturé, mais j’interroge le transfert.

Quel serait le principal enjeu contemporain autour duquel toutes les spiritualités et/ou religions devraient s’unir?

Cela dépend de ce qu’on appelle unir. Si c’est abolir nos différences, je pense que ce ne serait pas heureux. Mais si c’est pour que chacun apporte sa singularité à une aventure commune, alors c’est indispensable à notre croissance dans l’humilité et vers la rencontre de l’autre. J’ai plus de sensibilité pour la pluralité que pour l’uniformité.

C’est précisément la diversité des approches qui sera au cœur de RivEspérance. Vous avez bien fait de venir…

J’aime toujours venir en Belgique, c’est pour cela que j’ai accepté (rires). Ceci dit, dans cette pluralité, il faut qu’on puisse reconnaître que l’autre est un complément indispensable. En effet, ma seule singularité ne peut pas représenter notre merveilleuse diversité humaine: nous avons besoin de l’autre pour nous compléter, sinon nous devenons des clones. La biodiversité humaine n’est garantie que par l’existence de l’autre, parce que, à moi seule, je ne peux pas la représenter.

La reconnaissance de notre interdépendance et de la façon dont nous dépendons de la biodiversité humaine est à mon sens un véritable chemin, très concret, pour la paix. La paix ne gomme pas nos différences. Ce qui me fait toujours peur avec l’universalisme, c’est qu’il va nécessairement dicter une forme qui va effacer quelque chose quelque part. Et la plupart du temps, il s’agit de la part de l’autre, bien sûr: ma culture et mes croyances me paraissent volontiers plus universelles que celles de l’autre. Au contraire, on peut accéder à un bien commun qui est la paix par l’affirmation que nous devons absolument garder et préserver nos particularités, car c’est sur elles que reposent l’humanité et son épaisseur.

Etant issue d’une religion minoritaire en France, j’ai grandi avec cette idée qu’on était menacé de disparition. Ce n’est pas parce qu’on est les meilleurs – les protestants – que je ne voudrais pas qu’on disparaisse. C’est juste que, comme n’importe quel insecte, que je le trouve joli ou non, si vous me dites qu’il est en voie de disparition, je sais qu’il y a un problème! On le sait pour la biodiversité à l’échelle de ce qu’on appelle improprement la nature; mais on ne se le dit pas assez à l’échelle de l’humanité. Nous devons contribuer à cela. C’est aussi cela mon engagement à la direction des éditions Labor et Fides.

Je reviens à ma question: quelle serait donc la thématique pour laquelle, en respectant nos différences, tout le monde devrait s’unir?

La paix! Surtout en ce moment. La paix engage nécessairement la justice et celle-ci engage nécessairement l’action écologique. Tout est lié! C’est plutôt une bonne nouvelle, car cela signifie qu’agir à un endroit contribue à faire avancer les autres causes importantes.

Une citation ou un proverbe pour illustrer votre approche de la spiritualité?

Ce verset que le Christ utilise quand il envoie ses disciples en disant: “Soyez prudents comme le serpent et simples comme la colombe.” L’un ne va pas sans l’autre! Et, justement, notre tentation serait de supprimer la tension que produit cette parole.

Propos recueillis par Nancy GOETHALS